"Identité ?"


Ce projet labellisé par la HALDE (Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour la liberté) est né en octobre 2007 dans la Creuse lors d’une résidence à "La Métive" suite à l’idée d’illustrer en Creuse quelques-uns des 15 critères de discrimination établis par la HALDE.

 

Comment est perçue et comment peut-on représenter l’identité des Rroms, Tsiganes, Manouches, Gitans ? C’est à cette question que répond "Identité ?".

 

Selon le même processus, 9 portraits en pied* représentatifs des différents âges et sexes sont réalisés pour chacune des séries. Vient ensuite l'utilisation de mots, de codes, de symboles spécifiques à chaque pays et son histoire, en lien avec ce sujet. Il traite de la manière dont l'identité de ce peuple est perçue et se transforme, depuis l'Inde pays d'origine de ce peuple, jusqu'en France.

 

Le point de vue (ou contrainte) du directeur de la Mission Tsigane de Creuse à l’UDAFF, en demandant à ce que les Manouches photographiés ne soient pas reconnaissables : "Trouvez un moyen photographique de représenter les Manouches de Creuse que vous allez rencontrer,  tels qu’ils sont perçusest à l'origine du processus utilisé.

 

* "Manouche" signifie : "Homme debout", "Etre humain".

 

 

 

 

 

 

En juin 2010 l’obtention d'une bourse d'aide à la création de la Région Champagne-Ardenne et de l'ORCCA (Office régional culturel Champagne-Ardenne) a permis de réaliser la partie Istanbul, Auschwitz et Transylvanie du projet.

 

Exposition présentée pour la première fois à l’Ecole des Beaux-Arts de Metz en septembre 2010 en même temps qu’une projection au Musée Pompidou de  Metz en ouverture d’un débat organisé par le Conseil de l’Europe.

 

"Identité ?" a été encouragé par Mr Kiflé Sélassié, ancien directeur du fonds culturel à l'UNESCO.

Identité de l’autre : l’autre identité - (Texte de Jean-Christian Fleury).

 

"[…] Je me suis pâmé, il y a huit jours, devant un campement de Bohémiens qui s'étaient établis à Rouen. Voilà la troisième fois que j'en vois. Et toujours avec un nouveau plaisir. L'admirable, c'est qu'ils excitaient la haine des bourgeois, bien qu'inoffensifs comme des moutons. Je me suis fait très mal voir de la foule en leur donnant quelques sols - Et j'ai entendu de jolis mots à la Prud'homme. Cette haine-là tient à quelque chose de très profond et de complexe. On la retrouve chez tous les gens d'ordre. C'est la haine que l'on porte au Bédouin, à l'hérétique, au philosophe, au solitaire, au poète. Et il y a de la peur dans cette haine".

Gustave Flaubert, (lettre à George Sand) 

 

Dans l’esprit de tous, le nomade se définit d’abord par son rapport à l’espace, sa mobilité, son refus d’une terre où s’enraciner. A la géométrie, à l’arpentage d’un espace quadrillé où le sédentaire trouve refuge et enrichissement, il préfère l’espace-horizon illimité, toujours renouvelé, qui le tire en avant. A la prise de possession, il oppose la légèreté de l’être sans le lest de l’avoir et de ses attaches matérielles. S’il se meut dans un autre espace que le nôtre, le nomade inscrit aussi sa vie dans un autre temps : non balisé, ouvert à l’improvisation, aux rythmes changeants du désir. Il est imprévisible, "ingérable" disent les édiles. Plus encore que ses agissements et les délits dont on l’accuse, c’est sa manière d’être qui est perçue comme profondément asociale et subversive. Ni les valeurs, ni les lois communes, ni même les droits qu’on lui concède ne l’intéressent. Il est une provocation vivante. Touaregs du Sahara, peuples des steppes de Mongolie, Amérindiens des Grandes Plaines ou Tsiganes d’Europe sont la cible des pouvoirs des sociétés organisées dont chaque membre se doit d’être repérable et contrôlable à tout moment et en tout lieu.

 

Pour tout un chacun, l’appartenance d’un individu à une collectivité, surtout lorsque celle-ci est marginale, tient lieu de définition : l’identité de la personne se résume alors à l’image que les autres se font du groupe auquel elle appartient. Ainsi en est-il d’ailleurs de tous ceux qui portent l’uniforme (policiers, soldats, garçons de café), de ceux dont la culture éloignée ou les caractéristiques physiques constituent un masque générique. En dressant un portrait des communautés roms, c’est cette dilution de l’identité individuelle, cette transparence problématique de la personne que Thierry Chantegret s’est donné pour tâche de rendre visible. Propos pour le moins paradoxal. Doublement, même, si l’on songe que dès son invention, la photographie fut conçue comme l’instrument fiable permettant enfin de rendre compte de l’identité particulière des êtres et des choses. Ce qui est au cœur de ces images, c’est notre difficulté à connaître plutôt qu’à reconnaître, à percevoir la personne par delà l’identification collective. Encore que celle-ci demeure bien imprécise comme le révèle la multiplicité et la confusion des termes qui depuis des siècles désignent les groupes de la communauté Rrom : Bohémiens, Égyptiens, Romanichels, Sintis, Tsiganes Manouches, Gitans.

 

Commencé en 2007, à l’occasion d’une résidence artistique dans la Creuse, bien avant que la "question Rrom" ne fasse la une de l’actualité, le projet de Thierry Chantegret s’est peu à peu étendu aux Tsiganes d’Europe centrale puis à leurs lointains cousins de l’Inde. L’ampleur du projet imposait un protocole de prise de vue systématique et unificateur : pour chaque communauté, neuf portraits pris sous le même angle, dans une attitude similaire, non expressive. C’est à l’arrière plan et au traitement de l’image qu’il revient d’introduire les dimensions historique et sociale de ce travail qui se présente avant tout comme une réflexion sur le regard.

 

En adoptant la technique du floutage ou de la pixellisation des visages, Thierry Chantegret ne fait que recourir à une solution familière aux reporters et plus généralement aux documentaristes confrontés au problème juridique des droits des personnes privées sur la publication de leur image. Mais ici, l’enjeu est autre. Pour la série réalisée dans la Creuse, cette mise en forme d’un visage invisible, aux contours imprécis, est le reflet de notre myopie. Et aucun moyen technique administratif comme l’emploi d’un code-barres ou d’un numéro de sécurité sociale, tels ceux que comportent ces images, ne parviendra à circonscrire ce qui se refuse aux classifications et à l’enregistrement.

 

La défiguration par l’emploi de pixels  très agrandis, pour les portraits effectués à Istanbul dans le quartier de Sulukule, nous renvoie à la mosaïque humaine que constitue la population d’une capitale à cheval sur deux continents et, pour l’arrière plan, à la destruction de ce qui fut le plus ancien quartier Rom du monde avant sa récente destruction.

 

Rien de tel qu’un mur pour occulter ce qu’on ne veut pas voir. S’il existe bel et bien concrètement dans le village de Roumanie où s’est rendu Thierry Chantegret, il apparaît presque superflu tant il se dresse, solide, dans les esprits : ce Zid (mur en Roumain), avec son Z cinglant, initial de Zigeuner, celui qui figurait sur le triangle et sur le bras des déportés tsiganes exterminés par les nazis. Zid : le mot fait obstacle aussi sûrement que la pierre ou les fils barbelés. De derrière le mot qui barre les portraits, des visages nous  interpellent, devenus cibles de notre réprobation, négatifs de nos certitudes.

 

A Auschwitz, ne demeure que le souvenir d’une trace : la trace de ceux qui, déjà de leur vivant, aspiraient à n’en point laisser parce qu’il n’avaient pas lié leur sort à celui d’une terre. Un morceau de tissu marron portant un matricule, quelques pans de murs que des corps, des mains ont caressés ou griffés, quelques pans de ciels où des cumulus ont parfois la densité de la fumée montant des crématoires. Ces bandes alternées de ciels et de murs ravivent le souvenir des uniformes rayés, évoquent les barreaux d’une fenêtre donnant sur l’énigme d’un univers où l’extrême rationalité fut mise au service d’une extrême folie.

 

Ironie de l’Histoire, la croix gammée indissociable aujourd’hui du National Socialisme, détournement du svastika hindou, était à l’origine pour tsiganes un signe de chance et de bonne route et pour les peuples de l’Inde le symbole du cycle de la vie. N’évoque-t-il pas la giration d’une roue, la mutation sans fin d’une forme, le continuel mouvement de l’être ? En photographiant les Rroms du Rajasthan sous cet auspice, sans occulter cette fois leur visage, Thierry Chantegret nous renvoie à leur origine commune : le nord ouest de l’Inde d’où ils se dispersèrent  il y a plus de mille ans. A nos yeux d’Occidentaux, rien ne semble les distinguer d’autres indiens qui, pourtant, les considèrent comme des "intouchables".

 

Tout portrait photographique révèle, par delà la figuration plus ou moins subjective d’un modèle, l’histoire de la relation que l’opérateur (et plus largement la société)  entretient avec lui. En mettant au premier plan (au sens propre) cette relation, Thierry Chantegret tend au spectateur un miroir où il peut découvrir non son visage mais son propre regard, sa "manière de voir". Il implique ce spectateur non plus seulement comme témoin d’un fait de société mais comme expérimentateur de sa propre cécité, comme acteur d’une situation dont il est, qu’il le veuille ou non, l’héritier.

 

Jean-Christian Fleury - Ecrivain et critique d'art

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